Réflexions sur un mot qui blesse
Je me lĂšve en me demandant quelles nouvelles horreurs auront Ă souffrir certains enfants noirs, horreurs liĂ©es Ă la couleur de leur peau qui les confine Ă une caste. Le mot qui blesse figurera dans certains mĂ©dias. Le mois dernier, une professeure aurait mentionnĂ© le mot en N lors dâun de ses cours. Elle aurait Ă©tĂ© suspendue par lâUniversitĂ© dâOttawa. Les journaux sâinterrogent sur la façon de survivre Ă une tempĂȘte mĂ©diatique alors quâon sâinterroge Ă peine sur les effets post-traumatiques de ce mot sur les enfants. Je me demande ce quâun parent peut dire Ă son enfant qui est visĂ© par une telle insulte. Comment le console-t-il ? Comment lui apprend-il Ă sâaimer envers et contre toutes les agressions ? Alors que fait-on lorsque le mot est prononcĂ© par une personne en autoritĂ©, comme câest le cas de lâenseignant de lâĂ©cole secondaire Henri-Bourassa qui a fait usage du mot Ă profusion depuis des annĂ©es (tout comme il lâa fait pour le mot "sauvage") ?
Plus les universitĂ©s seront ouvertes sur la citĂ©, plus la question Ă laquelle a Ă©tĂ© confrontĂ©e lâUniversitĂ© dâOttawa se reprĂ©sentera. Cet Ă©vĂšnement nous permet de prendre conscience des expĂ©riences des Ă©tudiant·e·s racisé·e·s au sein de ces institutions. Or, « Les professeurs blancs dont les disciplines ne les ont pas formĂ©s Ă rĂ©flĂ©chir au racisme et aux privilĂšges doivent apprendre Ă devenir des alliĂ©s des Ă©tudiants de couleur sur leurs campus et des professeurs de couleur qui dĂ©fendent ces Ă©tudiants 1. » On peut espĂ©rer quâils auront des contacts avec des Ă©tudiant·e·s racisé·e·s qui leur permettront de comprendre la complexitĂ© de la rĂ©alitĂ© de celles et ceux qui ont Ă©tĂ© historiquement exclu·e·s des universitĂ©s.
Ăcouter et transformer
Aujourdâhui, le mot en N continue dâĂȘtre un vecteur dâexclusion et de violences. Il faut le vivre pour le comprendre. Les critiques de certain·e·s professeur·e·s se sont Ă©levĂ©es contre les Ă©tudiant·e·s qui ont clairement manifestĂ© leur dĂ©saccord et dĂ©voilĂ© leur souffrance. Elles visaient aussi les sanctions imposĂ©es par lâuniversitĂ©. Les institutions, sont confrontĂ©es au racisme systĂ©mique : cet Ă©lĂ©ment contextuel ne peut ĂȘtre ignorĂ©, et plusieurs universitĂ©s ont proposĂ© des stratĂ©gies pour contrer ce racisme. Mais pour que de telles stratĂ©gies portent fruit, la voix des Noir·e·s doit ĂȘtre entendue et Ă©coutĂ©e.
Cet Ă©tĂ©, les agressions vĂ©cues par les femmes ont Ă©tĂ© rĂ©vĂ©lĂ©es au grand jour. La lecture que les femmes ont faite de certains Ă©vĂšnements a soulevĂ© peu de controverse. Nous nâen sommes plus lĂ . Mais pourquoi certain·e·s Noir·e·s qui, ont vĂ©cu des traumatismes historiques dont les sĂ©quelles se manifestent toujours â notamment Ă la suite de lâutilisation de ce mot qui nâest pas un mot, mais bien une agression, le porte-Ă©tendard dâune idĂ©ologie â, pourquoi voient-elles leurs souffrances ignorĂ©es ? Comment ne peut-on pas comprendre que le mot en N porte atteinte Ă la dignitĂ© et Ă lâintĂ©gritĂ© psychologique des Noir·e·s ? Les mots crĂ©ent des mondes. En utilisant le mot en N, câest le monde de lâoppression quâon laisse reprendre ses droits. Le roman dâOctavia Butler Les liens du sang ouvre une fenĂȘtre permettant de saisir les consĂ©quences des Ă©vĂšnements traumatiques. Une femme noire vivant avec un homme blanc perd connaissance, disparaĂźt pendant quelques minutes et rĂ©apparaĂźt aprĂšs avoir vĂ©cu lâesclavage dans une plantation du Sud. En utilisant le mot en N, câest ce voyage dans le temps quâon fait revivre aux Noir.es.
Devant les rĂ©actions de dĂ©ni face aux souffrances des Noir·e·s, comment peut-on sĂ©rieusement prĂ©tendre que « Black Lives Matter » (BLM), que « la vie des Noir·e·s compte ? » Nâont-ils pas encore compris que BLM nâest pas un slogan, mais une demande de transformations sociales ? Comment de telles transformations pourront-elles avoir lieu, si on ne comprend pas que la vie des Noir·e·s doit ĂȘtre exempte dâagression ?
Le passé au présent
Aujourdâhui, le passĂ© et le contexte permettent de comprendre les dynamiques sociales. John Ralston Saul le disait : « Le passĂ© nâest pas le passĂ©. Câest le contexte. Le passĂ©, câest-Ă -dire la mĂ©moire, est un des outils les plus puissants, les plus pratiques que possĂšde une dĂ©mocratie civilisĂ©e. » Et selon Sherene Razack : « Sans histoire et sans contexte social, chaque rencontre entre groupes inĂ©gaux en devient une nouvelle, oĂč les participants partent de zĂ©ro, comme dâun ĂȘtre humain Ă lâautre, chacun innocent de la subordination des autres. » Or, lâhistoire permet de constater que les personnes visĂ©es par le mot en N ont Ă©tĂ© exclues et quâelles sont toujours quasi absentes des structures de pouvoir. La discussion sur le mot qui blesse fait bifurquer le dĂ©bat : les Noir·e·s et les Autochtones demandent que le racisme systĂ©mique qui continue dâempoisonner leur existence en perpĂ©tuant les injustices soit reconnu et Ă©liminĂ©.
Aujourdâhui, toute personne noire est confrontĂ©e Ă ce mot et aux attitudes qui dĂ©coulent du systĂšme qui a permis quâun tel mot existe. Ce systĂšme a créé des thĂ©ories Ă©laborĂ©es dans des universitĂ©s qui ont justifiĂ© des hiĂ©rarchies raciales dĂ©shumanisantes. Ce systĂšme qui dĂ©termine ce qui est juste et ce qui ne lâest pas, ceux qui sont mĂ©ritoires et ceux qui ne le sont pas. Ne nous leurrons pas : le fait dâĂȘtre blanc dans nos sociĂ©tĂ©s occidentales constitue un privilĂšge, privilĂšge qui tire sa source de lâimpĂ©rialisme, lâesclavage des uns et de la colonisation des autres, dont les Autochtones.
Aujourdâhui, le dĂ©ni perpĂ©tue un dĂ©sĂ©quilibre de force qui permet de contenir la voix des opprimĂ©s. Est-il raisonnable de penser quâun vĂ©ritable dĂ©bat peut avoir lieu ?
Les angles morts de la libertĂ© dâexpression
Tous ne bĂ©nĂ©ficient de la mĂȘme libertĂ© dâexpression. Contrairement Ă ce que lâon pourrait croire, la notion de « marchĂ© des idĂ©es », voulant quâon puisse laisser libre cours Ă tous les discours, dont ceux qui sont racistes et offensants, est discutable. Ce raisonnement omet les privilĂšges accordĂ©s par ce marchĂ© Ă certains individus et ignore les effets du racisme systĂ©mique, qui mine la crĂ©dibilitĂ© des personnes racisĂ©es, constituant un obstacle Ă leur prĂ©sence au sein de ce « marché ». Puisque les mĂ©dias ne sont pas reprĂ©sentatifs, elles ne peuvent y exercer dâinfluence.
On nous parle de libertĂ© dâexpression et des philosophes des LumiĂšres qui en sont les instigateurs. Ne soyons pas dupes. Une lecture de leurs Ă©crits Ă©tablit que malgrĂ© le monde Ă©clairĂ© quâils prĂŽnaient, le fondement de leurs philosophies Ă©tait loin dâĂȘtre inclusif. Tant Kant, Hegel, Condorcet, Montesquieu, Rousseau et Voltaire ne voyaient pas les Noir·e·s comme leurs Ă©gaux, mais plutĂŽt comme leurs infĂ©rieur·e·s. Ainsi, la libertĂ© dâexpression telle que ces philosophes la dĂ©finissaient doit ĂȘtre dĂ©construite.
La demande formulĂ©e par les Ă©tudiants·e·s noir·e·s, en est une qui va au cĆur de lâenseignement, qui concerne le droit de connaĂźtre la source de ce quâon leur enseigne. Ils ont le droit de savoir que les connaissances dans lesquelles ils et elles sâinvestissent ne contribueront pas Ă une plus grande aliĂ©nation. Cette question ne peut que nous amener Ă nous interroger sur la libertĂ© dâexpression, ainsi que sur la libertĂ© acadĂ©mique, qui comme toute libertĂ© ne peut ĂȘtre absolue. Ces libertĂ©s tirent Ă©galement leur source des LumiĂšres. Ainsi, la position privilĂ©giĂ©e des membres du corps professoral, souvent issus du groupe dominant, a pour consĂ©quence de rendre invisible la violence qui est tapie dans certaines postures et qui est consciemment ou non lĂ©gitimĂ©e. Câest pourquoi la libertĂ© acadĂ©mique et la portĂ©e quâon lui donne demandent une analyse nuancĂ©e et contextualisĂ©e. Un dialogue est essentiel dans un climat serein, afin de faire cesser les rivalitĂ©s, les oppressions, pour pouvoir bel et bien vivre ensemble.
Je suis nĂ©e en HaĂŻti. Bien que jâaie passĂ© toute ma vie au QuĂ©bec, je sais que le mot en N est utilisĂ© en crĂ©ole pour dĂ©signer tout homme. On pourra dĂ©signer un homme blanc comme « NĂ©g ça ». Mais le contexte haĂŻtien est particulier. HaĂŻti est la premiĂšre RĂ©publique noire. LĂ , il est plausible que ce terme soit normalisĂ© et quâil ait pu ĂȘtre lâobjet dâune resignification subversive.
Je connais le concept littĂ©raire de la nĂ©gritude et jâai Ă©tudiĂ© Fanon sur la condition de lâhomme noir dans . Câest Ă cette condition quâon doit se rĂ©fĂ©rer lorsquâon utilise le mot en N dans un pays oĂč le racisme systĂ©mique nâest pas Ă©radiquĂ©.
Comme le disait le Rapporteur spĂ©cial sur les formes contemporaines de racismes, M. Doudou DiĂšne, « la condition fondamentale et prĂ©alable pour un combat crĂ©dible contre la discrimination raciale rĂ©side dans la reconnaissance objective de son existence. » Le bien-ĂȘtre de nos enfants dĂ©pend de la reconnaissance du racisme systĂ©mique.
1. Julie W. de Sherbinin, "," Chronicle of Higher Education, 7 May 2004.
Cet article a originallement dans la revue Ă bĂąbord!, vol. 85, automne 2020.
About the author
Tamara Thermitus Ad. E. (LLM șĂÉ«TVl 2013) is a Montreal lawyer who specializes in human rights and anti-racism.